Voilà plusieurs décennies que la République populaire démocratique de Corée est identifiée comme un élément perturbateur dans les relations internationales. Perçue en Occident comme une survivance absurde de la guerre froide, tandis que les deux Allemagnes et les deux Yémens ont eu la « bonne idée » de s’unifier au début des années 1990 (et avant eux les deux Vietnams), elle n’était pas spécialement appréciée non plus des Russes et des Chinois en raison du principe d’autharcie économique et politique qui la gouverne depuis sa création, encore qu’elle présente aux yeux de ces deux pays un sérieux avantage : celui d’empêcher les troupes américaines de venir stationner au voisinage de leur frontière orientale.
Il est vrai que le régime de ce pays ne peut guère inspirer de sympathie. Si on peut lui reconnaître le mérite d’avoir offert à sa population les avantages de l’éducation et des services sociaux pour tous, et d’avoir fait émerger une intelligentsia capable d’envoyer des satellites dans l’espace (une prouesse pour un pays si isolé), il a poussé l’embrigadement des masses, l’endoctrinement et l’uniformisation au-delà de ce qu’avaient fait auparavant tous les autres régimes communistes. Depuis les années 80, du reste, le culte de la personnalité du leader Kim Il-Sung, poursuivi même à titre posthume, ainsi que de sa doctrine, le « juche », a éclipsé la référence marxiste, faisant baigner le pays dans une étrange ambiance sectaire. Les violations des droits de l’homme (liberté d’opinion, liberté religieuse etc) y sont massifs, et le bien-être économique laisse à désirer, même si la capitale Pyongyang, qui est la vitrine du système, affiche des progrès sensibles depuis quinze ans.
Pour autant c’est moins la misère morale ou économique du peuple nord-coréen qui inquiète les grandes puissances (après tout celle-ci a hélas bien des équivalents dans le monde) que l’engagement militaire non-aligné de ce pays, qui, comme Cuba, la Syrie ou l’Irak de l’époque baasiste, a très tôt compris la nécessité de développer un système de défense puissant si elle ne veut pas être rapidement vassalisée et convertie de force au capitalisme par les puissances occidentales.
Les Etats-Unis depuis un demi-siècle au moins considèrent avec méfiance la capacité de la Corée du Nord à exporter des armes à destination de pays ou de groupes de combattants qui ne sont pas franchement soumis à l’hégémonisme de la bannière étoilée (on a vu la Corée du Nord collaborer militairement avec le Pakistan, l’Ouganda, mais aussi la Syrie et l’Iran). Les stocks d’armes chimiques et bactériologiques de Pyongyang inquiètent aussi.
Mais les craintes les plus fortes proviennent du programme nucléaire nord coréen qui, bien qu’il ne soit pas le seul dans ce cas (l’Inde, le Pakistan, Israël et l’Iran sont dans la même situation « dissidente ») viole le traité de non-prolifération de 1968 (dont Pyongyang a eu l’honnêteté de se retirer).
Contrairement à ce que laisse croire une certaine propagande médiatique en Occident, ce programme nucléaire n’est pas par essence offensif. Il a été lancé en 1992 quand George Bush Jr a laissé sans réponse la demande des autorités nord-coréennes d’un engagement des Etats-Unis à ne pas remettre en cause l’existence même de la République démocratique populaire de Corée. Et, après une phase de relative ouverture et de négociations sous les mandats de Bill Clinton, Kim Jong-il a été encouragé à le reprendre par le bellicisme échevelé des puissances occidentales au cours des deux dernières décennies. Les Nord-coréens eux-mêmes n’ont cessé de répéter que le spectacle affligeant de la puissance américaine se ruant à l’assaut de l’Irak de Saddam Hussein et de la Libye de Kadhafi, qui avaient loyalement renoncé à leurs armes de destruction massive, pour liquider physiquement leurs dirigeants et y faire régner le chaos, a servi de démonstration du fait qu’aucun régime ne peut plus suivre une politique de non alignement s’il ne se dote d’une force de dissuasion nucléaire crédible. C’est aussi le raisonnement que suivent les mollahs en Iran.
Il semble que ce discours d’auto-défense suscite une réelle adhésion parmi le peuple Nord-Coréen, par delà la terreur que la dictature fait régner ou la stérilisation de l’esprit critique, parce que la Corée du Nord – comme les Occidentaux tendent à l’oublier, mais le criminel oublie facilement son crime – a été littéralement martyrisée par l’armée états-unienne et ses alliés au début des années 1950, qui y ont commis les pires crimes de guerre contre les civils, faisant périr un cinquième de sa population, tandis que le général Mc Arthur menaçait (déjà) d’y faire exploser la bombe atomique. Au massacre que Picasso a immortalisé dans un de ses tableaux s’est ajoutée l’humiliation des missiles nucléaires de Washington stationnés en Corée du Sud et pointés sur Pyongyang jusqu’à la présidence de Jimmy Carter. Les peuples que nous oppressons ont la mémoire longue.
Incontestablement le potentiel nucléaire nord-coréen a connu un accroissement spectaculaire au cours des trois dernières années, depuis que Pyongyang s’est procuré par la contrebande des moteurs d’anciens missiles intercontinentaux soviétiques qui permettent aux Coréens d’atteindre l’île américaine de Guam. L’ironie de l’Histoire veut que le nouveau régime ukrainien anti-russe issu du coup d’Etat de Euromaidan ait contribué à ce saut qualitatif de l’armement nord-coréen… De l’inconvénient de laisser les régimes mafieux prospérer…
Pour autant les tensions que provoquent les essais nord-coréens reposent principalement sur de la rhétorique. Il semble en effet que dans cette affaire tout le monde soit prisonnier d’une logique de surenchère verbale. Le régime du jeune Kim Jong-un a besoin de donner l’impression qu’il peut menacer les Etats-Unis, pour flatter l’orgueil national de son peuple. Le président américain Donald Trump, à son niveau aussi, est obligé de vociférer allant jusqu’à menacer comme il l’a fait le 8 août, de déclencher « le feu et la furie comme le monde ne l’a jamais connu » Sa campagne électorale avait été un tissu de contradictions qui, au nom du pragmatisme, proposait tout à la fois la réduction de la présence militaire américaine outre-mer, l’alliance ponctuelle avec les Russes contre le djihadisme, et la fermeté contre l’Iran, Cuba et la Corée du Nord. Sous la pression du lobby militaro-industriel de plus en plus présent dans la garde rapprochée de Donald Trump, et des accusations de collusion avec la Russie que lui adressent la clique des démocrates clintoniens (les grands médias, Soros…) très mollement combattue par l’Establishment républicain, Trump doit montrer sa capacité à ne pas laisser les tests nucléaires nord-coréens sans réponse.
Or la réalité des menaces est largement surévaluée. Contrairement à ce que laisse penser une certaine propagande chauvine et paranoïaque aux Etats-Unis, s’il semble que les missiles nord-coréens puissent atteindre l’Alaska voire, plus hypothétiquement, être montés sur des sous-marins comme le font les pays membres permanents du Conseil de sécurité de l’ONU (ce qui serait le seul moyen de les rendre opérationnels pour une première frappe sans destruction immédiate du pays), la preuve de la capacité de la Corée du Nord de miniaturiser des ogives nucléaires pour les monter sur les missiles n’est toujours pas apportée. Autrement dit, on en reste à une menace très virtuelle.
Les Etats-Unis ont été les premiers dans les années 1990, à abandonner l’engagement à ne pas employer en premier l’arme nucléaire contre un autre pays (la doctrine du « no first use »), ce qui rend quelque peu risible l’accusation de « folie » qu’ils adressent à Kim Jong-un quand il tient le même discours qu’eux. La vérité factuelle est cependant que la Chine n’accepterait jamais qu’un conflit nucléaire éclate à sa frontière, et cela aussi bien Kim Jong-un que Trump le savent, ce qui rend encore plus théâtrale l’inflation verbale de l’été, que Vladimir Poutine a qualifié à juste titre d’hystérique. A cet égard, on peut regretter que le président français Emmanuel Macron ait ajouté un grain de sel stupide à la surenchère en laissant entendre que l’Europe était menacée… Jusqu’à nouvel ordre la France métropolitaine est , comme l’ont fait remarquer les Nord-Coréens, assez éloignée de l’Alaska, et elle a à son actif (si l’on peut dire) une présence nucléaire dans le Pacifique que Pyongyang est encore loin d’avoir égalée dans l’Atlantique Nord ! Le président français se ridiculise sur ce dossier comme il l’a fait juste avant sur celui de la renégociation de la directive européenne sur les travailleurs détachés, alors pourtant que la Chine semblait compter sur Paris pour apaiser un peu les tensions.
Par delà les excès langagiers, la crise de l’été a entraîné deux effets importants dans les rapports de forces. Le premier est le lâchage complet de Pyongyang par Pékin puisque la Chine a accepté de voter avec les Etats-Unis des sanctions au Conseil de sécurité (on peut se demander quel avantage elle escompte en échange de ce revirement). La seconde est le contenu même de ces sanctions qui va frapper à un degré difficile à évaluer le peuple nord-coréen. Déjà au printemps dernier Washington avait imposé à l’ONU le gel des exportations nord-coréennes de minerais, pourtant vitales pour les réserves en devises de ce pays, puis début août l’ONU avait systématisé ces mesures et interdit l’exportation des produits de la pêche nord coréenne. Le texte voté à l’unanimité par le conseil de sécurité le 12 septembre dernier interdit notamment les exportations de textile de la Corée du Nord, réduit les approvisionnements en pétrole et prévoit un embargo sur les livraisons de gaz. On voit mal comment en mettant les travailleurs nord-coréens de l’industrie textile sur la paille, ou en forçant les habitants et les usines à recourir au charbon (ou à geler cet hiver), l’ONU peut espérer convaincre Kim Jong-un de renoncer à ses ogives nucléaires. Elle risque plutôt de renforcer le nationalisme d’un peuple placé au ban des nations. Il est vrai que l’étranglement des populations par l’embargo est une vieille recette anglo-saxonne qui avait tué des centaines de milliers d’enfants en Irak dans les années 1990 (« Et cela en valait la peine » comme disait Madeleine Albright). En l’espèce la Corée du Nord (en tout cas sa nomenklatura) semble avoir de nombreux moyens pour contourner les sanctions : les dignitaires ont leurs propres voies d’approvisionnement en essence, les navires nord-coréens sont sous pavillons de complaisance et ne peuvent être inspectés, tandis que le textile nord-coréen est souvent exporté sous des marques chinoises. Le ralliement des Russes et des Chinois aux méthodes étatsuniennes laisse donc très perplexe.
Sans doute des sanctions valent-elles mieux pour la paix mondiale qu’une attaque militaire sur Pyongyang qui aurait conduit à un conflit explosif pour l’ensemble de la planète entre la Chine et les Etats-Unis. Mais le réalisme recommanderait plutôt que chacun puisse prendre acte du fait que le programme nucléaire nord-coréen défensif, comme celui de l’Inde, du Pakistan et d’Israël, constitue désormais une exception irrémédiable au principe de non-prolifération, et que, pour l’avenir, afin que l’exemple nord-coréen ne fasse plus d’émule, les membres permanents du Conseil de sécurité s’engagent par traité à ne plus provoquer de « regime change » dans le monde, à ne plus engager eux-mêmes de frappes préventives, nucléaires ou conventionnelles et à faire respecter la pluralité multipolaire. Autrement dit un revirement à 360 degrés par rapport à la politique occidentale des 50 dernières années… On peut toujours le recommander, même si nos dirigeants sont loin d’en prendre le chemin…
Frédéric Delorca
Auteur de « Au cœur du mouvement anti-guerre », Eds du Cygne, 2015.