Contribution de Frédéric DELORCA pour une politique nouvelle de défense nationale
A part la parenthèse de Valmy (parenthèse fondatrice de la République certes, mais qui fut rapidement reniée par la suite), la gauche française s’est largement construite sur un déni des impératifs de la défense nationale, au nom de principes universalistes et pacifistes. On oublie trop souvent par exemple que même la IIIe république, largement dominée par la gauche, qui joua pourtant un rôle héroïque dans la préservation de l’intégrité territoriale dans l’épreuve atroce de la guerre de 14-18, s’était faite militariste en se reniant, dans le même élan que celui qui la faisait composer avec les milieux d’affaires. C’est l’opportunisme qui a rendu la gauche républicaine sous la IIIe république, mais l’essence de ses idéaux est restée anti-militariste comme on le vit dans l’affaire Dreyfus, ou sous la plume de Jaurès.
En refusant de se doter d’une philosophie de la défense nationale qui lui soit propre, la gauche est de ce fait toujours contrainte, sous la pression des circonstances, de s’aligner sur une conception qui n’est pas la sienne, une conception développée par les conservateurs. Cela lui est arrivé souvent au cours des deux derniers siècles. C’est pourquoi il faut se doter dès maintenant d’une doctrine de défense progressiste et refuser de voir dans ces termes un oxymore.
Les événements depuis vingt ans nous le commandent : le développement de l’hyperpuissance américaine avec ses fantasmes de croisade après la chute de l’URSS (Kosovo, Afghanitan, Irak, Haïti etc), l’aventurisme de nos propres gouvernants, parfois en lien avec des intérêts suspects (comme le Qatar dans l’affaire libyenne), le démantèlement, sous l’empire des diktats du FMI, des dernières structures étatique stabilisatrices, et l’émergence de groupes armés diffus (au Sahel, au Proche-Orient), sans oublier sur notre propre territoire le risque terroriste (à base religieuse, sectaire, mafieuse ou autre).
Le monde actuel n’est pas favorable au développement d’une pensée de défense collective. L’élévation des niveaux de vie et d’éducation, la multiplication des voyages, l’accélération de la circulation de l’information au niveau planétaire ont servi une idéologie libérale qui, en soi, est tout aussi défavorable au militarisme que les principes de la gauche radicale (même si, en pratique, le libéralisme a eu plus d’une fois pour conséquences paradoxale d’encourager par ses effets les guerres et le libéralisme). Tout cela a rendu dépassé le vieux modèle de défense patriotique que la IIIe République avait finalement accepté de promouvoir. Aujourd’hui plus personne ne voudrait que ses enfants chaque matin en rang fasse le salut au drapeau. C’est d’ailleurs une loi de l’histoire qui veut que chez un peuple en paix dont le niveau de vie augmente l’intérêt pour la chose militaire diminue, on retrouve cela de Sparte à l’époque d’Agis et de Cléomène à l’Abkhazie actuelle.
Cette diminution relative du militarisme a d’ailleurs du bon parce qu’elle facilite les échanges de tous ordres entre les peuples, le développement de l’esprit critique individuel etc. Cependant son inconvénient est qu’elle conduit à déléguer les affaires de défense à un armée professionnelle, des spécialistes, qui, comme les armées de mercenaires dans l’Antiquité (d’ailleurs elles sont en partie privatisées), finissent par se couper des attentes des peuples, et qui, dans le monde actuel ont en outre la particularité de surinvestir dans la technologie (au point qu’on envisage de futures armées de robots). C’est une dérive technocratique de l’armée à laquelle on assiste, dérive qui, comme au niveau de l’économie civile, favorise l’émergence de grands conglomérats transnationaux légitimés par les économies d’échelle qu’ils permettent (d’où une intégration croissante des armées européennes dans l’OTAN par exemple). Cette nouvelle technostructure, comme toutes les autres, se pense au dessus des peuples, et perd tout sens de l’équité. Et elle risque une surenchère compétitive avec d’autres technostructures rivales (les armées russe, chinoise, iranienne, latino-américaines etc – qu’on songe au dernier accord de coopération en défense anti-aérienne entre le Brésil et le Venezuela), du même type que pendant la guerre froide, avec les mêmes risques de dérapage en conflits violents, risques d’ailleurs accrus par la pénurie de certaines matières premières et sources d’énergie au niveau planétaire.
Quels que soient les avantages (pour le progrès global de l’humanité) de l’individualisme, et d’un relatif anti-militarisme, et bien que leurs préoccupations quotidiennes ne les conduisent guère à le faire, les citoyens français sont obligés de se réapproprier d’une manière ou d’une autre leur propre défense collective, car cette réappropriation démocratique est une condition de son maintien dans un cadre raisonnable et pacifique. Mais ce ne doit pas, et ne peut pas être, une réappropriation passéiste uniquement basée sur la nostalgie de Valmy, du non-alignement gaullien etc. Il faut une définition adaptée à notre temps de la philosophie et des moyens d’une défense progressiste contrôlée (et peut-être aussi en partie assurée) par les citoyens.
Il faut arriver à susciter auprès des citoyens un nouvel intérêt pour la défense nationale, et, plus largement, pour l’Etat, dont l’image a été malmenée depuis un demi-siècle, dans les médias et sous l’empire croissant du culte du secteur privé et de la réussite individuelle. Plutôt que des jeux vidéos à la gloire des GIs américains, il faut présenter aux jeunes gens l’image d’une armée citoyenne et populaire, placée au service de la justice sociale au même titre que tous les autres secteurs de l’Etat, et dont ils pourraient épouser les idéaux parce que ceux-ci coïncideraient avec un certain équilibre planétaire et le bien commun de l’humanité.
Cette nouvelle défense citoyenne orientée vers la justice ne peut pas être « occidentale », auxiliaire de la loi du plus fort, l’Empire américain aujourd’hui sur le déclin auquel l’Alliance atlantique de même que le marché transatlantique nous lient comme le bagnard à son boulet. Elle doit être ouverte à toutes les alliances qui permettent à la France de préserver son indépendance et l’originalité de son message. Par exemple, on a vu en février 2013 la Russie proposer à la France de « partager le fardeau » du maintien de l’ordre avec elle au Mali. Une France dégagée de l’OTAN devrait pouvoir développer une politique de coopération militaire de défense qui lui permette des actions conjointes aussi bien avec les Etats-Unis qu’avec la Russie, la Chine ou le Brésil, aussi bien en Afrique que dans le Caucase, et partout où ses intérêts stratégiques peuvent la conduire à agir, sans que les règles rigides des alliances actuelles n’entravent les possibilités de répondre aux offres que nous adressent les puissances émergentes.
En menant « à la carte » des actions avec l’un ou l’autre des grands pays portés par une croissance économique supérieure à la zone euro, la France peut ainsi se donner les moyens de dégager des marges budgétaires. Cette nouvelle conception de la défense nous dispense aussi de participer à des opérations inutiles et coûteuses voulues par les Etats-Unis comme la croisade en Afghanistan hier (peut-être demain dans le Sud-Est asiatique), ou le bouclier anti-missile. Les économies faites sur tous ces volets doivent permettre d’entretenir plus efficacement notre force de dissuasion nucléaire, notre flotte indispensable à la surveillance de notre important domaine maritime, notre capacité de recherche et d’innovation (des domaines dans lesquels des partenariats à la carte aussi sont à définir avec des pays européens, mais aussi avec toutes les puissances émergentes avec qui nous pouvons nous trouver des intérêts communs, et réaliser de nouvelles économies d’échelle tout aussi intéressantes que celles que nous réalisons dans le cadre atlantiste actuel, et avec plus de souplesse).
En outre, dans la mesure où la politique française sera moins directement soumise à la logique de surenchère entretenue par les Etats-Unis malgré la fin de la Guerre froide, elle contribuera à la détente au niveau mondial (avec l’Iran par exemple), désamorçant ainsi de nombreux foyers de crise, ce qui, du coup, diminuera aussi pour nous les contraintes des interventions outre-mer et leur coût préjudiciable aussi bien à la souveraineté des peuples qu’à l’équilibre de nos budgets.
Cette défense « désoccidentalisée » et non-alignée ne peut trouver sa légitimité et son universalisme que dans un dialogue permanent avec le peuple et dans une participation active de ce dernier. Cela suppose qu’elle reste au centre de débats dans les médias (et pas seulement les médias publics), mais aussi que les citoyens, hommes et femmes, à divers moments de leur vie, soient amenés à prendre part à la vie de leur armée, pas forcément par une restauration du traditionnel service militaire (dont le modèle s’est essoufflé), mais par des stages de participation à l’action militaire, et des forums d’échanges entre militaires et civils qui maintienne l’armée au plus près du peuple, et associe ce dernier aux grands choix stratégiques qui engagent son avenir. Il en résultera aussi une meilleure cohésion sociétale de nature à prémunir la nation contre toute tentative de déstabilisation (terrorisme, espionnage etc).
Il nous appartient dès maintenant de faire pression pour que nos députés et sénateurs, dans le cadre notamment du débat sur le nouveau Livre blanc, pèsent de tout leur poids pour orienter la politique du gouvernement dans ce sens.
Frédéric Delorca, haut fonctionnaire, essayiste, est coordonateur de l’Atlas alternatif et auteur, entre autres, de « Programme pour une gauche française décomplexée » (Editions Le Temps des Cerises, 2007).